Carte n° 63600: La proposition hypothétique irréelle
Corpus
La carte n° 63600 repose sur un seul énoncé du questionnaire féminin: «Si j’avais chassé la chèvre du jardin, elle n’aurait pas mangé mes laitues». La réponse a été obtenue dans 22 parlers sur 25; elle manque à Lens, à Chalais et à Vouvry.
Dans les réponses individuelles, on observe qu’un énoncé comme celui qui a servi à l’élaboration de cette carte correspond au maximum de ce qu’on peut demander aux informateurs, dans une enquête menée de manière purement orale. C’est un problème de la mémoire à court terme: à la fin de sa réponse, l’informateur ne se rappelle plus quel était le dernier mot de l’énoncé. C’est la raison pour laquelle on trouve des réponses se terminant par «les fleurs», «les légumes», «mes choux», «les poireaux», etc., ce qui est sans conséquence pour la question syntaxique étudiée ici.
Relevés antérieurs
La proposition hypothétique irréelle n’est pas attestée dans les ouvrages géolinguistiques plus anciens qui concernent notre région (ALF, TP).
Analyse
Pour exprimer l’irréalité du passé, on relève trois types d’emploi des temps et des modes, doublés de la présence ou non de la conjonction de subordination «si».
Le modèle majoritaire, c’est l’emploi du subjonctif plus-que-parfait dans la protase, associé au conditionnel passé dans l’apodose. Dans nos matériaux, les emplois avec ou sans la conjonction de subordination «si» se trouvent à égalité: huit parlers, orientaux en majorité, ne l’utilisent pas, huit parlers, surtout occidentaux, l’utilisent. La première de ces deux tournures est bien représentée en italien (cf. Renzi et al. 1995: 771 qui l’associe pourtant à des constructions stylistiquement élevées). Le deuxième type correspond au modèle dominant en italien standard et dans de nombreuses régions dialectales italiennes (cf. Rohlfs 1969: §747). Les deux types sont également bien attestés en français classique et préclassique («Eussé-je chassé la chèvre du jardin …», «Si j’eusse chassé la chèvre du jardin …»), mais sont sortis de l’usage en français parlé moderne, suite à la disparition du plus-que-parfait du subjonctif.
Dans cinq localités, les témoins emploient le plus-que-parfait de l’indicatif dans la subordonnée, comme en français standard moderne. D’après l’intuition linguistique de l’une de nos collaboratrices, locutrice native d’un parler francoprovençal, ainsi qu’un travail inédit d’une de nos étudiantes consacré aux parlers de Savièse et d’Arbaz, nous pensons avoir affaire ici à une nuance de sens par rapport aux deux solutions précédentes: la situation décrite reste forcément irréelle (puisqu’elle appartient au passé), mais la phrase exprime l’idée qu’il y aurait eu une possibilité d’éviter l’«accident». Nos données ne permettent évidemment pas d’étudier cette question à fond; elles peuvent uniquement servir de révélateur et de point de départ pour d’éventuelles recherches syntaxiques ultérieures, plus précises.
Dans un seul point d’enquête (Fully), on relève l’utilisation du conditionnel passé dans la protase et dans l’apodose. Une tournure analogue, utilisant le conditionnel présent, se trouve cependant aussi dans d’autres parlers valaisans pour exprimer l’hypothèse potentielle au présent/futur (cf. les cartes n° 63400 et 63500). Il s’agit d’une structure syntaxique bien attestée dans de nombreuses formes de français populaire et familier (Frey 1929: 200; Lanly 1957) et dans d’autres langues romanes; elle a été décrite pour les dialectes istriens et dans certains dialectes de l’Italie méridionale; elle n’est pas inconnue non plus en Toscane (Rohlfs III, §746). Cet emploi n’est donc pas dû à un calque de l’allemand, comme cela se dit fréquemment au sujet de la même tournure en français parlé de Suisse romande, selon un procédé xénophobe naïf bien connu du discours normatif.
La proposition hypothétique irréelle
«(Si) j’eusse …»
«(Si) j’avais …»
«Si j’aurais …»
Présence de la conjonction de subordination «si»
Information manquante
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La proposition hypothétique irréelle
parler de
protase
apodose
1
Arbaz
lʏʃ mɔdˈo jɑ
løɹʏ pɑ pkˈ
2
Bionaz
nˈɪs tsasˈʊ
l aʀˈije pɑ pkˈʊ
3
Chalais
–
4
Chamoson
ɕə l ʏsə tɕaʃˈɑː
l ɑʁˈœ pa mʏdʒˈaː
5
Conthey
ʃ n aˈe œ tsãpˈa
n ɔre pˈɑ pøkˈa
6
Évolène
j ˈʊʃɐ tsaʃˈa
l ˈurœ pa m- maʃjˈa
7
Fully
ʃʏ naʁœɛ tsãpjˈɛ
l ɑʁˈə pɑ mdzˈa
8
Hérémence
ʃɐ tsɐʃjˈ vˈɪa
rə pa pəkˈa
9
Isérables
ysɔ tsɐɬˈa
l ɐɹɛɪ pˈa mʏndʒˈɛː
10
La Chapelle-d’Abondance
ð ɐvjˈʊ kɔʁˈɛ
l ɔʁ pɑ mzˈɑ
11
Lens
–
12
Les Marécottes
ʃ n ˈyʃ tsafjˈa
l aʁ pɑ mdʒʲˈɐ
parler de
protase
apodose
13
Liddes
ɕi ˈeɕʲœ tsaçjˈa
d are pɔ mdʒʲa
14
Lourtier
ɕ ˈyɕə tsæçjˈæ
m ˈæë pɒ mʏdʒjˈɛ
15
Miège
ʊʃɔ tsasjˈɛ
ʊrˈi pɑ pekˈɑ
16
Montana
ʊʃɔ tsˈasja lɡ
ʊri pɑ m- pɪkˈɑ
17
Nendaz
ʃ tʃɐʃˈɑ
arˈɪ pa mdʒˈa
18
Orsières
sʏ lˈeːsɥe kɔndzʊʀˈʊ
m aʀˈe pɑ pəkˈo
19
St-Jean
ʃ aʃa sasjˈa lɛɡ
uɹʏji pɑ pikˈɑj
20
Savièse
lˈʏʃœ tsˈmpea viː
l ʏ pɑ mndʒjˈɑ
21
Sixt
z d ɑvˈ kʊrˈy
ɪl m œ pɑ mdʒʲɑ
22
Torgnon
sɛ d ˈɑːvɔ tsasˈɪ jɑ
ɪ m aʀˈø pʊ ʀɔzˈe
23
Troistorrents
ɕ ˈʏɕɔ sy - mndˈɑ vˈɪa
l ɒʁ pa mæẽdʒjˈa
24
Val-d’Illiez
s avˈɑjœː tɕaɕï vˈiːa
l aʁˈɪ pa mɛndʒʲˈa
25
Vouvry
-
Seule la forme de la protase est cartographiée. Dans l’apodose, tous les parlers, à l’exception de celui de Savièse, utilisent le conditionnel passé.
Seuls les témoins féminins ont formulé cet énoncé.