Carte n° 31030: «j’». Morphologie et fréquence du clitique sujet prévocalique de la 1^re personne du singulier (CS.1sg prévoc.)

Corpus

Notre questionnaire comprend 32 énoncés contenant un clitique sujet prévocalique à la 1^re personne du singulier, 15 dans la partie commune s’adressant aux témoins féminins et masculins, 15 dans la partie s’adressant aux femmes et 2 dans la partie s’adressant aux hommes. En réalité, la diversité des verbes attestés est relativement petite: près de deux tiers des énoncés (20) concernent la 1sg du verbe avoir (pour ces dernières, cf aussi la carte n° 51180 «j’ai»). En tenant compte des reformulations et des énoncés sponanés supplémentaires, nous avons recueilli en moyenne un peu plus de 40 énoncés comprenant un CS.1sg prévoc. pour chaque parler (précisions statistiques par locuteur à la carte n° 31031). Comme pour les formes préconsonantiques (carte n° 31020), une certaine variation dans le nombre d’occurrences disponibles est due au fait que des verbes à initiale consonantique en français peuvent commencer par voyelle dans certains parlers valaisans (p.ex. à cause de la chute du [v]- initial: ['yo] ‘je vois’ à Savièse) ou l’inverse (p.ex. par agglutination d’un [l]- analogique dans les exemples discutés ci-dessous).

Le nombre d’occurrences disponibles permet néanmoins de documenter sur une base relativement solide la morphologie du CS.1sg prévoc. et les différences entre les parlers individuels dans la fréquence d’emploi de ces formes.

Relevés antérieurs

Le CS.1sg prévoc. a été enregistré dans 6 énoncés des TP dont un seul ne concerne pas une forme du verbe avoir (col. 214, 386, 397 pour «j’ai», 211 «j’avais», 370 «j’en ai», 131 «j’achèterai»). Pour certains parlers, ces matériaux documentent la nature facultative du CS.1sg prévoc. (1 emploi sur 6 à Savièse, 5 sur 6 à Évolène et à Orsières), mais en général, le nombre d’occurrences est trop bas pour faire apparaître l’alternance entre l’emploi et le non-emploi du CS.1sg qui se manifeste dans la plupart des parlers que nous avons enregistrés. Le polymorphisme, effectivement moins important que pour les formes préconsonantiques, n’est pas documenté. Pour le cas particulier de Fully où notre analyse diverge de celle des TP, voir ci-dessous.

L’article de Kristol 2009 s’appuie sur un dépouillement encore incomplet des données de l’ALAVAL, ce qui explique les divergences entre les indications qui y sont fournies et celles du présent tableau.

Analyse

La carte du CS.1sg prévoc. est bien plus simple que celle des formes préconsonantiques (carte n° 31020), la diversité des formes prévocaliques étant beaucoup moins importante. Dans toutes les formes à initiale consonantique – [j] en Valais, [dz] à Torgnon et à Sixt, [d, dj] dans l’Entremont, en Haute-Savoie et en Vallée d’Aoste et [ð] dans les deux points d’enquête savoyards –, les différentes voyelles présentes devant consonne sont élidées. Mais les formes purement vocaliques non plus ne connaissent pas l’extraordinaire variété observée en position préconsonantique; la seule forme attestée est du type [i, ɪ, ij] . L’emploi de «nous» ([n] ) pour «je» se retrouve à Conthey, comme en position préconsonantique.

À part cela, on voit apparaître un morphème nouveau, sans équivalent parmi les formes préconsonantiques. C’est [l] , qui entre en concurrence avec les autres formes prévocaliques dans les parlers du Chablais et à Orsières, et qui alterne également avec le clitique zéro , comme le montrent les attestations pour Troistorrents et Val-d’Illiez dans cette carte. Dans des formes comme [l aʀʊˈɑwʏ] «j’arrivais», [l ɑmˈɑo] «j’aimais» (Orsières), [l amˈɑvɔ pa] «j’aimais pas» (Val-d’Illiez), ce [l] d’origine analogique semble avoir acquis un réel statut de clitique sujet, alors que dans certains parlers du Valais central, il est agglutiné aux différentes formes du paradigme d’aimer, sans aucune fonction morphologique (cf. GPSR 1: 224, 226).

Ce phénomène est illustré dans les exemples ci-dessous par la présence du clitique sujet préconsonantique [i] ‘je’ à Fully, la présence du [l] dans une forme de la deuxième personne du pluriel, sans aucune «justification» étymologique, à Hérémence et la présence d’un pronom régime devant la forme verbale à [l]- initial à Lens.

[i lmɑʁɑjə bj lø vœʁ  -  mw mi ʃɔvˈɛ] (FullyF)
J’aimerais bien le voir un .. un peu plus souvent.

[lɑmˈɑ vʊ lə vrkˈemːɔ] (HérémenceF)
Aimez-vous les épinards sauvages?

[lø ʃwˈːra mˈzœ pa d tsɛr ʃalˈɑjɛ - la lˈmɛ pa] (LensF)
La sœur mange pas de viande séchée .. ^elle l’aime pas.

Quant à la syntaxe des formes clitiques prévocaliques, la carte permet de distinguer plus nettement que celle des formes péconsonantiques (carte n° 31020) les parlers qui en privilégient l’emploi, et ceux qui tendent vers le non-emploi.

Comme d’habitude, la forme la plus fréquente est indiquée sur la carte d’un bord plus épais. Dans plusieurs parlers sans continuité territoriale (Évolène, St-Jean, Vouvry), l’emploi et le non-emploi sont quasiment à égalité. Le non-emploi majoritaire domine dans la plupart des parlers du Valais «épiscopal» (districts de Sion et de Sierre), mais se trouve également dans plusieurs parlers du Valais «savoyard» ainsi qu’à Bionaz (Aoste). L’emploi majoritaire domine dans une zone centrale, dans nos deux points d’enquête haut-savoyards et à Torgnon. À Conthey, aux Marécottes et à Sixt, l’emploi du clitique sujet en position prévocalique est pratiquement obligatoire. Pour plus de précisions concernant la fréquence d’emploi du CS.1sg prévoc., voir la carte n° 31031.

Le cas de Fully nécessite un commentaire particulier. Les TP présentent les transcriptions suivantes: n  mdză ‘j’ai mangé’ (col. 214, avec la note de bas de page explicite: «‹je› a d’abord été rendu par y, ensuite par n = ‹nous›»), n  ŭ ‘j’ai eu’ (col. 386) et n  pri ‘j’ai pris’ (col. 397). Le [n] est donc interprété comme à Conthey, par un transfert analogique de la forme de la 1^re personne du pluriel au singulier. Or, dans nos matériaux, nous trouvons :

[dəvˈã l ɔʁˈaz e ne atrapˈo ts ə - ɕaɛ mwˈɔtsə d  ku] (FullyM)
Avant l’orage j’ai attrapé ts.. euh .. sept mouches d’un coup.

[ neːᵋ - ɕwˈattɒ wetˢ ] (FullyM)
J’ai .. septante-huit ans.

Étant donné la présence du clitique sujet préconsonantique [e / ] devant la forme [ne], nous considérons que celle-ci (avec son allomorphe [ni, nɪ]), très fréquente dans nos matériaux de Fully (27 occurrences), représente la 1sg du verbe avoir, avec un [n] initial d’origine analogique agglutiné, sans fonction morphologique. Ce qui étaye cette interprétation, à notre avis, c’est le fait qu’à Fully, le [n] n’apparaît devant aucun autre verbe, à la différence de ce qui s’observe à Conthey où son emploi pour «je» est systématique avec tous les verbes. Avec l’agglutination du [l] initial au verbe «aimer» (et à certaines autres formes verbales à initiale vocalique) mentionnée ci-dessus, c’est aussi la raison pour laquelle les formes du CS.1sg prévocalique sont extrêmement rares à Fully.

Faute d’exemples suffisamment nombreux, nous ne nous prononcerons pas sur l’analyse du [n] prévocalique qui apparaît à Savièse (1 attestation), Sixt (1 attestation) et Torgnon (2 attestations).